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Le règlement des contentieux mixtes dans l’espace OHADA : la CCJA est-elle sortie de son lit ?

Afrique - Ohada
08/05/2018
Dans le règlement des contentieux mixtes dans l’espace OHADA, la CCJA est sortie de son lit et il convient de l’y ramener. Telle est en substance le sens et la portée de l’arrêt n° 35/GCS-2016 de la Cour suprême du Congo rendu le 30 novembre 2016, au sujet de l’arrêt n° 168/2015 rendu par la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) le 17 décembre 2015, qui avait lui-même annulé l’arrêt n° 10/GCS-014 du 23 janvier 2014 de la Cour suprême du Congo. Les explications d’Éric Dewedi, agrégé de droit privé, directeur du Centre africain de droit économique, doyen honoraire à l’Université de Parakou.
Le droit OHADA et le droit interne des États membres de l’espace OHADA ne donnent pas une compétence à une Cour suprême nationale d’annuler un arrêt de la CCJA. Que faire dans ces conditions lorsqu’un arrêt de la CCJA a été rendu en dehors du champ matériel qui lui est attribué par les articles 13, 14 et 18 du Traité de l’OHADA ? La question est d’autant plus complexe qu’il n’existe pas dans l’espace OHADA une instance qui a vocation à régler un conflit de compétence rationae materiae entre la CCJA et les cours suprêmes nationales. Trois pistes s’offrent à l’analyse : l’incompétence d’une Cour suprême nationale à annuler un arrêt de la CCJA, l’incompétence de la CCJA à annuler la décision d’une cour suprême nationale n’ayant pas fait application d’un Acte uniforme et enfin l’inapplicabilité de l’arrêt de la CCJA ayant annulé la décision d’une cour suprême qui n’a pas fait application d’un acte uniforme.
 
L’incompétence d’une cour suprême nationale à annuler un arrêt de la CCJA
La Cour suprême du Congo juge qu’elle est incompétente pour annuler un arrêt de la CCJA et « déclare irrecevable la requête de la Société M en ce qu’elle a demandé à la Cour suprême du Congo de déclarer nul et non avenu l’arrêt rendu par la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA), le 17 décembre 2015 sous le n° 168/2015 et de dire qu’il sera sursis à son exécution avant la décision de la Cour suprême ».
 
Il s’agit d’une position très logique qui correspond à l’état du droit positif dans l’espace OHADA. En effet, selon l’article 3, alinéa 2, du traité constitutif de l’OHADA, « L’OHADA comprend la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, le Conseil des ministres, la Cour commune de justice et d’arbitrage et le secrétariat permanent ». La CCJA est ainsi une juridiction supranationale créée par l’OHADA comme l’une de ses institutions. L’article 14 du même traité définit son champ d’application rationae materiae en précisant en son alinéa 1er que « la Cour commune de justice et d’arbitrage assure l’interprétation et l’application commune du traité ainsi que des règlements pris pour son application des actes uniformes et des décisions ». Le troisième alinéa de cet article précise que « Saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des États parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes (…) ». La CCJA, dans le cadre des procédures contentieuses, statue donc comme juridiction de cassation à l’égard des décisions rendues par les juridictions de fond des États parties. C’est l’article 13 du traité qui donne compétence à ces juridictions du fond de statuer en première instance et en appel sur les contentieux d’affaires.
 
Au regard de ces règles de compétence, les cours suprêmes nationales n’exercent pas de contrôle sur les arrêts de la CCJA. L’article 18 du traité donne même une compétence particulière à la CCJA, qui lui permet d’annuler les arrêts d’une cour suprême nationale rendue au mépris de l’incompétence de ces dernières, soulevée par l’une des parties au conflit. Cet article 18 dispose expressément que « si la Cour, décide que cette juridiction s’est déclarée compétente à tort, la décision rendue par cette juridiction est réputée nulle et non avenue ». Comme va le préciser à juste titre, la Cour suprême du Congo, la règle de compétence de l’article 18 est une règle de compétence spéciale (Cour suprême du Congo, arrêt 35/GCS-2016, précité). Il est ainsi admis que dans le contentieux des affaires, c’est la CCJA qui a un pouvoir pour annuler les décisions rendues par une cour suprême nationale qui s’est déclarée compétente à tort.
 
La conséquence qui en découle est que si une cour suprême nationale ne s’est pas déclarée compétente à tort, la décision rendue par elle n’est pas nulle et non avenue. La CCJA n’a pas reçu du droit OHADA une compétence pour statuer sur les moyens de droit interne, invoquée devant les cours suprêmes nationales.
 
L’incompétence de la CCJA, dans le cadre d’un pourvoi mixte, à connaître des moyens d’ordre public interne
La Cour suprême du Congo, dans son arrêt n° 35/GCS-2016, résout la question du règlement des pourvois mixtes en faisant une distinction intéressante fondée sur la nature des moyens du pourvoi.
 
Comme le précise la haute juridiction congolaise, « lorsqu’une décision émanant d’une cour d’appel de la République du Congo a fait application à la fois des règles de droit interne et des actes uniformes issus du Traité du 17 octobre 1993 relatif à l’OHADA, et si le pourvoi formé est porté devant la Cour suprême du Congo, celui-ci s’attache avant tout à rechercher si le pourvoi invoque des moyens séparables ou inséparables ou encore des moyens d’ordre public interne et des moyens liés à l’application des Actes uniformes ». Ainsi, la question de savoir si un pourvoi mixte entre dans le champ de compétence de la CCJA devrait être résolue selon le fondement du pourvoi. Lorsque le fondement du pourvoi porte sur l’application des actes uniformes, la CCJA serait compétente pour en connaître. Il devrait en être autrement si les moyens du pourvoi ne soulèvent pas l’application des actes uniformes. Une telle distinction, qui mérite d’être approuvée, n’existe cependant pas dans la jurisprudence de la CCJA.
 
Ainsi, dans un arrêt du 3 mai 2013, la CCJA rappelle que de jurisprudence constante, elle était compétente dès qu’une question relative à l’application d’un acte uniforme était posée, peu important que des questions relevant du droit national soient également posées (v. Traité OHADA, Juriscope, 2016, commentaire article 18). Il a été jugé dans ce sens que « la Cour de cassation du Burkina Faso ayant relevé d’office la violation de l’article 9 de l’AUVE, a violé de manière flagrante l’article 14 du Traité et sa décision de ce fait « réputé nulle et non avenue en application des dispositions de l’article 18 in fine dudit traité » » (CCJA, 2 mai 2013, n° 032/2013, inédit). La CCJA se reconnaît ainsi une compétence générale en matière de pourvoi mixte, mais ne justifie pas sur quelle base elle peut statuer sur les moyens qui ne se fondent pas sur l’application d’un acte uniforme. Cette jurisprudence soit disant constante, consiste purement et simplement à ignorer les moyens qui ne se fondent pas sur l’application d’un acte uniforme. C’est une position qui privilégie l’application des actes uniformes dans les pourvois mixtes. Une telle position est très critiquable, dans la mesure où la CCJA n’est pas outillée pour assurer l’interprétation du droit interne des États membres de l’OHADA.
 
Dans son arrêt, la CCJA va reprendre cette position. Elle fait valoir dans un premier temps que : « Attendu qu’il est fait grief à la Cour suprême du Congo de s’être déclarée compétente rationae materiae en justifiant sa compétence par le fait qu’il s’agissait pour elle de statuer sur la nature du jugement avant-dire droit du 26 novembre 2012 pour savoir s’il était ou non susceptible d’un appel avant le jugement au fond, alors qu’il ressort de l’article 14 du Traité indiqué que la loi congolaise n° 17-99 du 15 avril 1999 modifiant et complétant certaines dispositions de la loi n°  25-92 du 20 août 1992 et de la loi n° 30-94 du 18 octobre 1994 portant organisation et fonctionnement de la Cour suprême que le contentieux relatif à l’application des actes uniformes est porté devant la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA ».
 
Ensuite, elle ajoute contre toute attente que : « Attendu qu’en l’espèce, il ne fait aucun doute que le différend qui oppose la Société M à la Société E trouve son origine dans l’application des articles notamment 212 et 213 de l’Acte uniforme portant organisation des sûretés ».
On peut noter que dans ces moyens, la CCJA reconnaît que la Cour suprême du Congo s’était préoccupée de la question de savoir si un jugement avant-dire droit est ou non susceptible d’appel au regard de la loi congolaise. Mais au lieu de tirer la conséquence de son incompétence à connaître d’un tel moyen, elle affirme sans aucune justification que le contentieux trouve son origine dans l’application de l’Acte uniforme portant organisation des sûretés. Elle se donne ainsi une liberté démesurée en se fondant sur une « absence de doute » pour déclarer qu’un acte uniforme est applicable alors que dans l’espèce qui lui soumise, la Cour suprême du Congo n’a pas fait application d’un acte uniforme.
 
Dans ces conditions, la question se pose de savoir quel sera le sort de l’arrêt de la CCJA qui a annulé l’arrêt d’une cour suprême nationale qui, dans le cadre d’un pourvoi mixte, n’a pas fait application d’un acte uniforme.
 
L’inapplicabilité des arrêts de la CCJA annulant l’arrêt d’une cour suprême n’ayant pas fait application du droit OHADA
Le sort de l’arrêt de la CCJA par lequel la haute juridiction de cassation de l’OHADA annule l’arrêt d’une cour suprême nationale qui n’a pas fait application d’un acte uniforme est problématique.
 
Selon la Cour suprême du Congo, l’arrêt rendu par elle le 23 janvier 2014 et qui avait été annulé par la CCJA, par laquelle elle « avait prononcé la cassation et l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel de Pointe Noire du 22 mars 2013 et renvoyé les parties devant le tribunal de grande instance de Pointe-Noire pour exécution de la mesure d’instruction ordonnée dans le jugement avant-dire droit du 26 novembre 2012 est et demeure la seule décision de justice qui fait foi dans cette affaire et dont l’exécution doit être poursuivie (…) ».
 
Cette décision revient concrètement à rendre inapplicable l’arrêt de la CCJA. Le motif invoqué pour soutenir cette décision serait que la CCJA ayant outrepassé son champ de compétence en annulant l’arrêt d’une cour suprême qui n’a pas fait application d’un acte uniforme est inapplicable. Il est difficile de délivrer un chèque en blanc pour une telle décision, dans la mesure la CCJA, au regard du traité de l’OHADA est seul juge de sa propre compétence. Autant, on ne peut pas approuver la CCJA d’annuler la décision de la Cour suprême du Congo alors que celle-ci n’a pas fait application d’un acte uniforme, autant, on ne peut rester indifférent face au rejet d’une décision de la CCJA par une cour suprême nationale, à moins qu’un motif tiré de la protection de l’ordre public le justifie. La Cour suprême du Congo justifie l’exigence d’un tel ordre public en précisant dans son arrêt 35/GSC que : « Attendu, selon la Cour suprême du Congo, que sont des moyens d’ordre public interne (…) les moyens portant sur la compétence des juridictions, ceux portant sur la composition des juridictions, les conditions de forme et de fond de recevabilité des recours autres que le pourvoi en cassation, ceux portant sur la question de savoir si une décision rendue est ou non immédiatement susceptible d’appel, ce qui est le cas du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Pointe-Noire le 26 novembre 2012 lequel avait ordonné, avant-dire droit, une expertise ».
 
Il est indispensable de considérer, sous quelques réserves mineures, que la Cour suprême du Congo marque une évolution dans la gestion des contentieux mixtes dans l’espace OHADA. Il est dès lors indispensable que les États parties à l’OHADA fassent une réforme pour intégrer cette avancée. Une révision du traité pourrait désormais inclure des dispositions relatives à la gestion des contentieux mixtes en droit OHADA.
 
 
Source : Actualités du droit