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L’actualité de l’immunité d’exécution des entreprises publiques des États parties de l’OHADA

Afrique - Ohada
21/09/2018
 Le principe de l’immunité d’exécution des entreprises publiques est clairement posé par l’Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution (AUPSRVE). Son article 30, alinéa premier, énonce cette règle : « L’exécution forcée et les mesures conservatoires ne sont pas applicables aux personnes qui bénéficient d’une immunité d’exécution ». La portée de cette règle est adoucie par l’alinéa deux du même article aux termes duquel il ressort que « les dettes certaines, liquides et exigibles des personnes morales de droit public ou des entreprises publiques, quelles qu’en soit la forme et la mission, donnent lieu à compensation avec les dettes également certaines, liquides et exigibles dont quiconque sera tenu envers elles, sous réserve de réciprocité ». À l’analyse, l’on se rend compte que l’article précité se contente d’énoncer un principe général d’immunité d’exécution, de telle sorte que la détermination des personnes publiques pouvant jouir d’un tel privilège est restée une question épineuse.
 Il faut dire que l’articulation entre les deux alinéas de l’article 30 a été diversement appréciée car la plupart des États membres de l’OHADA dispose de sa ou ses lois auxquelles les entreprises publiques sont soumises en matière de voies d’exécution. Toutefois le renvoi aux législations internes porte l’inconvénient principal de ne pas répondre aux objectifs d’harmonisation de l’OHADA (v. en ce sens, Armel-Ibono U., L’immunité d’exécution des personnes morales de droit public à l’épreuve de la pratique en droit OHADA, Rev. ERSUMA - Droit des affaires – Pratique professionnelle, sept. 2013, n° 3, p. 82). D’où l’idée de désigner les personnes bénéficiaires de l’immunité d’exécution à travers l’alinéa deux de l’article précité. Une partie de la doctrine OHADA l’a proposé en considérant que, en réalité, le deuxième alinéa n’est qu’une restriction du principe général énoncé par le premier alinéa. De telle sorte que les personnes qui sont soumises à la compensation légale sont en même temps celles qui sont bénéficiaires de l’immunité d’exécution.
 
Pour la première fois, la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA (CCJA) a apporté une réponse à cette question dans l’affaire A. Y et autres c. Togo Telecom portant sur des saisies-attribution en considérant qu’en vertu de l’effet direct et abrogatoire des Actes uniformes OHADA, les entreprises publiques bénéficient de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 de l’AUPSRVE alors même qu’elles exercent des activités commerciales et sont constituées sous la forme de sociétés privées (CCJA, arrêt n° 43/2005, 7 juill. 2005, A. Y et a. c/ sté Togo telecom, recueil de jurisprudence de la CCJA n° 6, juin – décembre 2005, p. 25). Elle en déduit que la loi togolaise qui prévoit l’application aux entreprises publiques des règles de droit privé viole l’article 2 de la loi togolaise n° 90/26 du 4 décembre 1990 portant cadre institutionnel et juridique des entreprises publiques soustrait ces dernières du régime de droit public pour les soumettre au droit privé. Cette solution a été reprise maintes fois par la CCJA qui est restée fidèle à sa jurisprudence en considérant que les entreprises publiques, quelle qu’en soient la forme et la mission, échappent à l’exécution forcée et aux mesures conservatoires (CCJA, 2e ch., n9/2014, 4 févr. 2014 ; CCJA, 1er ch. n° 44/2016, 18 mars 2016, la sté « FER » en Côte d’Ivoire ; CCJA, ass. plén. n°  105/ 2014, 4 nov. 2014, AES Sonel Cameroun ; CCJA, 3e ch., n° 24/2014, 13 mars 2014, Porte autonome de Lomé).

Cette jurisprudence de la CCJA était très favorable aux États et leurs démembrements qui pouvaient ainsi soustraire leurs biens des poursuites de leurs créanciers. Elle a toutefois suscité un certain nombre de critiques notamment au regard de l’objectif de protection des investissements que s’est fixé le droit OHADA (Nahm – Tchougli G., L’immunité d’exécution ou de saisie des entreprises publiques dans l’espace OHADA, rev. Africaine de droit, d’Économie et de Développement, 2005, n° 6, p. 578).
 
C’est dans ce contexte que, par un arrêt rendu le 26 avril 2018 dans une affaire Mbulu Museso contre la Société des Grands Hôtels du Congo SA (CCJA, 3e ch. n° 103/2018, 26 avr. 2018) qui mettait en cause des saisies-attributions pratiquées sur des comptes bancaires appartenant à une entreprise publique, la CCJA est complètement revenue sur les solutions qu’elle venait de dégager. Elle a ainsi limité considérablement le champ d’application des entreprises publiques bénéficiant de l’immunité d’exécution en leur appliquant une condition de « forme ». On peut toutefois s’interroger sur la pertinence de ce critère qui, à l’analyse, s’avère bien ambigu et son application pratique très limitée.
 
Pour rendre compte de l’immunité d’exécution des entreprises publiques dans les États de l’OHADA, il sied donc de traiter d’une part l’attraction des entreprises publiques de droit privé par les voies d’exécution (I) et, d’autre part, l’ambiguïté du critère retenu (II).
 
  1. L’attraction des entreprises publiques à forme sociétale par les voies d’exécution de droit commun
L’exclusion des entreprises publiques de droit privé est l’innovation principale du revirement de jurisprudence opérée par la CCJA (A.). Celle-ci précise en même temps les critères permettant de faire la distinction entre les entreprises publiques soumises aux voies d’exécution de droit commun et celles qui en sont exclues (B).
 
  1. L’exclusion des entreprises publiques de droit privé au bénéfice de l’immunité d’exécution
Tirant les leçons résultant des insuffisances observées dans sa jurisprudence antérieure, la CCJA, dans l’arrêt Mbulu Museso contre la société des Grands Hôtels du Congo SA, considère que les voies d’exécution de droit commun s’appliquent désormais aux entreprises publiques constituées en la forme d’une personne morale de droit privé en considérant qu’« il est établi que le débiteur poursuivi est une société anonyme dont le capital est détenu à parts égales par des personnes privées et par l’État du Congo et ses démembrements ; qu’une telle société étant d’économie mixte et demeure une entité de droit privé soumise comme telle aux voies d’exécution sur ses biens propres ». Par conséquent, « en lui accordant l’immunité d’exécution prescrite à l’article 30 susmentionné, la Cour de Kinshasa/Gombe a fait une mauvaise application de la loi ».
 
Cette position tranche nettement avec celle des arrêts précédents qui attribuaient aux États-parties la compétence exclusive de déterminer, sans distinction de forme, les entreprises publiques bénéficiaires de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 de l’AUPSRVE.
 
C’est d’ailleurs ce moyen que la défenderesse a voulu faire prévaloir en soutenant l’incompétence de la CCJA. Selon elle « le législateur a laissé la latitude à chaque État-partie de déterminer et de préciser en toute souveraineté les personnes dont il entend faire bénéficier l’immunité d’exécution. Qu’à ce titre, pour le Congo, toutes les entreprises publiques, sans distinction, sont couvertes par l’immunité d’exécution ». Elle invoque ainsi l’incompétence de la CCJA à connaître du contentieux lié à la détermination des personnes publiques qui doivent bénéficier de l’immunité d’exécution. Ce moyen a été vertement rejeté par la CCJA qui déclame sa compétence exclusive à connaître du contentieux lié à l’interprétation des dispositions de l’article 30 de l’AUPRSVE.
 
Au regard de l’objectif d’attractivité économique des territoires des États membres de l’OHADA, une telle solution doit recevoir une totale approbation. En effet, la ligne jurisprudentielle antérieure de la CCJA n’était pas satisfaisante.
 
D’une part, elle méconnaissait les objectifs que se sont assignés les signataires des Actes uniformes OHADA qui visent à ce que « le droit soit appliqué avec diligence, dans les conditions propres à garantir la sécurité juridique des activités économiques, afin de favoriser l’essor de celle-ci et d’encourager l’investissement ». La réalisation de tels objectifs suppose la protection dans les États parties des créances des investisseurs. D’autant plus que les entreprises publiques exercent des activités industrielles et commerciales au même titre que les sociétés commerciales. En outre elles empruntent le plus souvent la forme de société commerciale de droit privé.
 
D’autre part, en reconnaissant une immunité absolue aux entreprises publiques, quelle que soit leur forme, la jurisprudence antérieure de la CCJA créait une incohérence au sein du droit OHADA. En effet, certains Actes uniformes tel l’Acte uniforme relatif aux procédures collectives prévoit que leurs dispositions s’appliquent à toute personne morale de droit privé ainsi qu’à toute entreprise publique ayant la forme d’une personne morale de droit privé (v. Ohada, 11 sept. 2015, Acte uniforme portant organisation des procédures collectives d'apurement du passif, art. 1 al. 2). Il en est de même de l’Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et GIE (AUSCGIE) qui soumet les sociétés dans lesquelles l’État est actionnaire au droit commun des sociétés commerciales (Ohada, 30 janv. 2014 Acte uniforme révisé relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique, art. 1).
 
Par le présent arrêt, la CCJA rétablit la confiance des investisseurs (v. Issa-Sayeg J., L’intégration juridique des États africains de la zone franc, Penant, 1998, n°827, p. 218), en réduisant considérablement le champ d’application de l’immunité d’exécution des entreprises publiques. Les entreprises publiques sous forme sociétale ne peuvent plus échapper aux poursuites de leurs créanciers, donnant en même temps les critères de distinction des entreprises bénéficiaires ou non de l’immunité d’exécution qui restreint le champ d’application de l’article 30 alinéa 1 de l’AUPSRVE.
 
  1. Les critères d’identification des bénéficiaires de l’immunité d’exécution
La nouvelle jurisprudence de la CCJA impose désormais de faire la distinction entre les personnes morales de droit public au sens strict, c’est-à-dire l’État, les collectivités ainsi que les entreprises de droit public qui jouissent de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 de l’AUPRSVE. Au regard du droit OHADA, ces entités ne peuvent faire l’objet que d’une compensation dans les conditions prévues par l’alinéa 2 de l’article 30.
 
À l’inverse, les personnes morales de droit public revêtant une forme de droit privé sont soumises, quant à elles, aux voies d’exécution de droit commun. Au sein des États parties de l’OHADA, les sociétés ayant une forme de droit privé sont celles qui sont prévues par l’AUSCGIE. À cet égard, il convient de préciser que la plupart des entreprises publiques sont constituées sous une forme de droit privé, plus précisément sous la forme de société anonyme. Ainsi, dans la présente affaire, pour exclure la société Grands Hôtels de l’immunité d’exécution, la CCJA relève que celle-ci est une société anonyme, une société d’économie mixte plus précisément, dont le capital est détenu à parts égales par l’État et ses démembrements, l’État détenant 47 % des actions et les autres entités publiques 3 %, le reste étant détenu par des personnes privées.
 
La présence d’un État ou d’une entité publique d’une société de forme privée n’est donc plus un obstacle à la mise en œuvre de voies d’exécution et de mesures conservatoires. En d’autres termes, l’intérêt général poursuivi ainsi que le caractère public du capital et des ressources ne sont plus des critères pour bénéficier de l’immunité lorsque l’entreprise publique emprunte une forme de droit privé Ces critères fondaient le bénéfice de l’immunité d’exécution avant le revirement (v. en ce sens. Kabre W. D., L’immunité d’exécution des entreprises publiques en droit OHADA : la CCJA apporte une pierre à l’édifice de son régime, Essentiel Droits africains des affaires, 2016, n° 1, p. 2).
 
Il apparaît que, selon la CCJA, l’immunité des entreprises publique trouve son fondement dans la personnalité publique même de ces entités. Il en résulte qu’une société publique, n’ayant donc pas une forme de droit privée, échappe à l’immunité d’exécution alors même qu’elle s’adonne à une activité commerciale. À l’inverse, une entreprise publique, ayant cependant une mission de service public, est soumise au régime d’exécution de droit privé dès lorsqu’elle revêt une forme sociétale privée.
 
Une telle jurisprudence remet partiellement en cause les théories couramment invoquées pour justifier l’immunité d’exécution des personnes publiques. En effet, l’immunité d’exécution des personnes publiques trouverait son fondement dans la nécessaire protection du service public, des règles de la comptabilité publique, et du principe de la séparation des autorités publique et des autorités judiciaire (Assi-Esso A. M. H., Diouf N., OHADA. Recouvrement des créances, Bruylant, 2002, n° 65). Sont également invoqués des motifs d’ordre budgétaire. En effet, les finances publiques sont régies par le principe de la spécialité qui s’oppose à ce que les fonds affectés pour un chapitre donné soit utilisé pour un autre, et par la possibilité qu’à l’État de procéder à l’inscription d’office des dettes exigibles au budget des établissements publics et des collectivités territoriales. L’application des voies d’exécution aux entreprises publiques de droit privé remet en cause de telles théories car ces dernières bénéficient de dotation de fonds publics.
 
Toutefois, compte tenu de la formulation du critère retenu, l’arrêt de la CCJA suscite bien des interrogations.
 
  1. L’ambiguïté du critère du bénéfice de l’immunité d’exécution
Le critère retenu par la CCJA pour distinguer les entreprises publiques bénéficiant de l’immunité d’exécution de celles qui n’en bénéficient pas, est, au regard de la forme actuelle des sociétés d’État, ineffectif (A.). En outre, elle est incompatible avec les règles de l’arbitrage (B).
 
  1. L’ineffectivité du critère au regard de la forme actuelle des entreprises publiques dans les États de l’OHADA
Qu’il s’agisse d’une personne morale de droit public ou de droit privé, l’entreprise publique est définie comme « un organisme doté de la personnalité juridique gérant une activité de production de biens ou de services (…) et soumis organiquement au pouvoir prépondérant d’une autorité publique » (v. en ce sens, Sawadogo F. M., La question de la saisissabilité ou de l’insaisissabilité des biens des entreprises publiques, Penant, 2007, p. 323). Mais, au-delà de toute considération, le critère retenu par la CCJA, pour être bénéfique, doit être effectif car « ce qui n’est pas effectif, n’est point du droit » (Carbonnier J., Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 6e éd., 1988). Par conséquent, s’il est essentiel de distinguer les entreprises publiques qui jouissent de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30 alinéa 1 de l’AUPRSVE, encore faudrait-il que le critère retenu soit conforme à l’environnement des entreprises publiques dans les États de l’OHADA.
 
Sous ce rapport, le critère retenu par la CCJA soulève bien des interrogations concernant sa portée pratique.
 
Tout d’abord, le critère d’entreprise publique constituée sous forme de personne morale de droit public ne peut avoir de sens qu’en ce qui concerne les établissements industriels et commerciaux (EPIC), seules entreprises de droit public exerçant des activités industrielles et commerciales. À l’inverse, les établissements publics administratifs (EPA) n’ayant pas pour objet l’exercice d’une activité industrielle et commerciale ne peuvent pas être qualifiés d’entreprises publiques. L’application à leur égard de mesures d’exécution paraît donc insensée. Or, à la faveur des programmes d’ajustement structurel la quasi-totalité des États de l’OHADA se sont engagés à transformer leur EPIC en sociétés de droit privé au point que la catégorie des entreprises de droit public a presque disparu dans de tels États (pour des exemples d’États s’étant engagés dans cette voie, v. Sawadogo F. M, La question de la saisissabilité ou de l’insaisissabilité des biens des entreprises publiques, op. cit., p. 327). C’est l’exemple du Cameroun, du Togo et de la Côte d’Ivoire qui prévoient principalement deux types d’entreprises publiques : les sociétés à capital public et les sociétés mixtes (v. pour le Cameroun, L. n° 2017/011, 12 juill. 2017 portant statut général des entreprises publiques, art. 2 ; pour le Togo, L. n° 90/26, 4 déc. 1990, art. 2 ; pour le Burkina Faso, v. L. n° 25/99/AN, 16 nov. 1999, portant règlementation générale des sociétés à capitaux public, art. 2). Tel ne semble être toutefois pas le cas de la Côte d’Ivoire qui définit les sociétés d’État comme « des établissements publics à caractère industriel et commercial, doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière » (v. L. n°70-633, 5 nov. 1970, art. 1). De telle sorte que, à l’heure actuelle, dans les États de l’OHADA, une entreprise publique est toujours une société de forme privée, société mixte ou à capital public. Par conséquent, le critère retenu par la CCJA pour distinguer les entreprises publiques qui jouissent de l’immunité d’exécution et celles qui n’en jouissent pas, ne répond pas à l’environnement des entreprises publiques dans les États de l’OHADA. Il manque donc d’intérêt car, en pratique, on ne rencontre plus d’entreprise public sous forme non sociétale.
 
Pour les États n’ayant pas réformé leurs législations sur les entreprises publiques, se pose une question : le simple fait qu’une entreprise ne revêt pas une forme de droit privé suffit-il à lui faire bénéficier de l’immunité d’exécution ? La réponse ne peut évidemment pas être totalement positive. En effet, les EPIC ne se différencient pas nécessairement des sociétés commerciales en ce qu’ils ont pour but exclusif la réalisation de bénéfices. S’ils ne remplissent pas le critère organique – la forme sociétale – les établissements industriels et commerciaux n’en partagent pas moins le même critère matériel que les sociétés privées, c’est à dire exercer une activité marchande. En ce sens, ils peuvent être qualifiés de commerçant de fait et ne devraient pas pouvoir échapper aux voies d’exécution de droit commun.
 
Ensuite, s’agissant des entreprises publiques à forme sociétale, on peut s’interroger sur la formule utilisée par la CCJA selon laquelle « la défenderesse est une entité de droit privé soumise comme telle aux voies d’exécution sur ses biens propres ». L’assertion est certes vraie, mais elle ne l’est pas totalement. En effet, même si elles se présentent dans leur structure comme des sociétés anonymes, les entreprises publiques de forme sociétale sont toutefois toujours soumises à des éléments de droit public tels que les organes d’administration, le contrôle technique et financier assuré par le gouvernement par l’intermédiaire du ministre ayant en charge le portefeuille de l’État (v. en ce sens, Boukari S., L’application du droit OHADA aux entreprises publiques : l’exemple de l’AUSC et GIE, th. Univ. de Lomé, p. 34).
 
Il en résulte que tout en souhaitant moderniser leurs entreprises publiques, les législateurs nationaux n’ont pas voulu réduire leur statut juridique aux seules formes de sociétés connues par l’AUSCGIE. Il y a par conséquent une survivance du régime applicable aux anciennes entreprises de droit public, nonobstant le changement de leur forme. Ce bicéphalisme des textes applicables aux entreprises publiques de droit privé peut entraîner des difficultés d’application de l’AUPSRVE.
 
Par exemple, l’article 3 de la loi camerounaise portant statut général des entreprises publiques définit le patrimoine d’affectation comme « un ensemble de biens meubles ou immeubles, corporels, incorporels ou en numéraire, mis par l’État, une collectivité territoriale décentralisée ou toute autre personne morale de droit public, à la disposition d’une entreprise publique » (L. n° 2017/011, 12 juill. 2017, Portant statut général des entreprises publiques, art. 3) . Par conséquent, les biens appartenant aux entreprises publiques de droit privé sont des biens publics et relèvent donc des règles de la propriété publique. En cas de saisie, l’État, détenteur de la puissance publique, se soumettra-t-il entièrement aux voies d’exécution de droit commun ? La question est importante notamment dans les sociétés à capital public, l’État étant le seul propriétaire. L’application des voies d’exécution de droit commun aux entreprises publiques revêtant une forme sociétale peut donc se heurter dans la pratique à la puissance publique considérant notamment le rôle important que les sociétés à capital public jouent dans l’économie nationale.
 
Ces différentes considérations démontrent que le critère retenu par la CCJA ne règle pas définitivement la question de l’immunité d’exécution des entreprises publiques. Il se révèle en outre incompatible avec les règles de l’arbitrage.
 
  1. L’incompatibilité du critère retenu avec les règles de l’arbitrage
Fondamentalement, le critère retenu par la CCJA pose la question de la capacité des entreprises de droit public et des personnes publiques à compromettre, c’est à dire à souscrire à des clauses d’arbitrage dans les contrats qu’elles concluent avec des particuliers. En d’autres termes, elle pose la question de l’arbitrage des litiges impliquant lesdites personnes. Cette question appelle une double réponse car, en matière d’arbitrage, est établie une dualité de régime concernant l’arbitrage interne et l’arbitrage international.
 
Au niveau interne, le nouvel Acte uniforme OHADA relatif à l’arbitrage (AUA) a apporté des éléments de réponse à cette question. En effet, l’une des dispositions phares de cette réforme prévoit que « les États, les collectivités publiques territoriales, les établissements publics et toute autre personne morale de droit public peuvent également être partie à un arbitrage, quelle que soit la nature juridique du contrat, sans pouvoir invoquer leur propre droit pour contester l’arbitrabilité des différends, leur capacité à compromettre ou la validité de la convention d’arbitrage » (L. n° 2017/011, 12 juill. 2017, art. 2, al. 2). La capacité des personnes morales de droit public ainsi que les entreprises publiques sous forme non sociétale à compromettre, à conclure des conventions d’arbitrage est ainsi légalement consacrée par le nouveau droit de l’arbitrage OHADA.
 
De telles dispositions visent à renforcer « la confiance des investisseurs locaux et étrangers, et à améliorer significativement le climat des affaires dans l’espace des affaires » (voir le communiqué final de la 45ème session du Conseil des Ministres de l’OHADA). Elles seront certainement bien accueillies par les investisseurs qui vont désormais pouvoir poursuivre l’exécution des sentences arbitrales sans se heurter ni à la nature juridique du contrat ayant donné lieu au litige – contrat administratif notamment – ni au statut de droit public de certaines personnes morales non énumérées par l’ancien Acte uniforme relatif à l’arbitrage.
 
Ici également, le critère retenu par la CCJA manque de portée pratique car le nouvel Acte uniforme n’épargne désormais aucune personne morale de droit public. Il ne fait non plus aucune distinction entre les domaines arbitrables, si bien que la clause arbitrable impliquant une personne morale de droit public peut être conclue en toute matière : civil, commercial, interne, international.
 
Sur cet aspect le droit de l’arbitrage OHADA comporte une grande spécificité par rapport au droit français. En effet, le droit français distingue entre arbitrage interne et arbitrage international. En vertu de l’article 2060 du Code civil, « on ne peut compromettre (…) sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics ». « Toutefois, des catégories d’établissements publics à caractère industriel et commercial peuvent être autorisés par décret à compromettre ». Ainsi, ce sont tous les contrats impliquant l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics administratifs ainsi que les EPIC pouvant donner lieu à un contentieux qui pourront faire l’objet d’un arbitrage. C’est dire que l’État et les autres personnes morales de droit public peuvent être attraits devant les juridictions arbitrales internes, même si le litige est relatif à une mission de service public.
Or, le droit OHADA retient un régime favorable à l’exécution forcée des sentences arbitrales rendues par la CCJA car, en vertu de l’article 34 et suivant de l’AUA, l’exéquatur est accordé par l’État partie sous le contrôle de la CCJA et ne peut être refusé que lorsque la sentence viole manifestement une règle d’ordre public international. Le créancier pourra ainsi obtenir la saisie des biens appartenant à une entreprise publique sans se heurter à son immunité d’exécution.
 
Car, au niveau international, il est établi, depuis de nombreuses années, que la prohibition de compromettre pour l’État n’est pas applicable « à un contrat international passé pour les besoins et dans les conditions conformes aux usages du commerce international » (v. en particulier : cass. civ. 1re, 2 mai 1966, Rev. arb., 66.99). En outre, que les États ainsi que les collectivités territoriales, en souscrivant à une convention d’arbitrage, acceptent par ce fait même de renoncer à leur immunité (v. Cunieberti G. et Kaplan Ch., Arbitrage et volonté implicite de l’État de renoncer à son immunité d’exécution, JCP E, 2001, n° 5, p. 223). Toutes ces règles sont l’œuvre de la jurisprudence française. Elles s’appliquent aussi bien aux contrats de droit privé que de droit public conclus par les personnes publiques. Il en résulte que, au niveau international, une entreprise de droit public, un EPIC, « ne peut invoquer son droit national pour contester l’arbitralité d’un litige ou sa capacité de conclure une convention d’arbitrage » (Ancel P., La nouvelle convention d’arbitrage dans les contrats administratifs, Cah. arb., 2017, no 1, p. 67). Par conséquent, un État étranger, une collectivité territoriale ou une entreprise de droit public ne peut invoquer son immunité nationale pour se soustraire à l’exécution d’une sentence arbitrale internationale rendue à son encontre. Leurs biens peuvent ainsi subir des procédures d’exécution. En ce qui concerne l’exécution des sentences arbitrales internationales en France, l’utilisation des voies d’exécution concernant des biens appartenant à des États subit toutefois des restrictions lorsque l’exécution concerne des biens diplomatiques. Dans ce cas, outre la clause d’arbitrage, il faudra une renonciation expresse et spéciale de l’État de son immunité d’exécution internationale et une autorisation préalable du juge de l’exécution (v. en ce sens Tranchant B., L’immunité étatique et l’exécution en France des sentences arbitrales internationales, Observations suite à l’entrée en vigueur de la loi « Sapin 2 », in L’exécution des décisions juridictionnelles internationales, RGDIP, 2017, n 3, p. 837).
 
Ici aussi, l’inadaptation du critère du bénéfice de l’immunité d’exécution retenu par la CCJA apparaît particulièrement dans la mesure où, dans la pratique, la totalité des contrats publics d’affaires prévoit une clause d’arbitrage. Le critère de l’immunité d’exécution des entreprises publiques retenu par la jurisprudence de la CCJA est donc en nette contradiction avec la pratique et les règles de l’arbitrage interne et international qui privilégient la sécurité juridique des investissements.
 
Pis, dans une certaine mesure, ce critère pose en filigrane la question de la cohérence des différents Actes uniformes OHADA. À ce conflit latent s’ajoute un autre relatif aux différentes compétences de la CCJA qui statue à la fois en matière judiciaire et en matière d’arbitrage. Dans la procédure d’exécution de la sentence, se posera ainsi la question de l’ordre juridique et juridictionnel qui prévaudra en cas de recours en nullité contre une sentence arbitrale pour violation de l’immunité d’exécution prévue par l’article 30, alinéa 1er, de l’AUPSRVE conformément à la solution dégagée par la présente affaire.

 
Source : Actualités du droit